La croissance urbaine liée au développement industriel fait progressivement émerger la question du logement comme enjeu de politique publique au XIXème siècle, à la croisée de plusieurs réflexions, sur l'insalubrité, au cœur des premières enquêtes sur l'habitat ouvrier, sur l'expérimentation de nouvelles manières d'"habiter ensemble", avec les cités ouvrières, par exemple.
En France, la loi fondamentale est la loi Siegfried de 1894, qui cherche à encourager la réalisation de maisons salubres "à bon marché" pour les travailleurs salariés.
La première société d'habitations
bon marché créée dans le département est celle de Pont-de-l'Arche, en 1901,
autour du Dr Sorel, qui fait bâtir un lotissement de 20 maisons destinées à
être progressivement rachetées par leurs occupants.
Elle est suivie en 1909 par la Société coopérative des habitations ouvrières d'Évreux, à l'initiative d'Henry Fauchet, également directeur des Usines de Navarre et conseiller général.
Après le bouleversement de la Grande guerre, une étape
significative est franchie en 1920 avec la mise en place d'un Office départemental
d'habitations bon marché (HBM). Cet organisme public vient compléter, par la
construction ou l'aménagement d'habitats collectifs, l'action des nombreuses
sociétés d'HBM, privées mais bénéficiant de la garantie financière des
collectivités, un soutien facilité par la loi Bonnevay (1912).
Le comité départemental de patronage des HBM de l'Eure lance en 1924 la première édition de son concours de tenue de maison. Chaque
année, jusqu'en 1943, puis de nouveau dans les années 1950, le comité juge de la
qualité « de la tenue, de l'hygiène et de la propreté des logements » des volontaires, ainsi
que les améliorations éventuelles apportées par les résidents ou l'entretien
du jardin. Un palmarès est établi, doté de prix d'un montant
de plusieurs milliers de francs (en 1951, soit autour de 10.000 € actuels).
Dans l’Eure, en 1938, la Société
de crédit immobilier compte 1578 bénéficiaires de prêts depuis sa fondation,
soit pour construction, soit pour acquisition ou amélioration d’une HBM. En
raison du coût croissant de la construction, le profil de ces bénéficiaires a
évolué : de moins en moins d’ouvriers, mais plutôt des employés aux
revenus modestes.
La cité des Abattoirs, dite aussi « cité de la prairie
Gouas », est la première réalisation de la Société des HBM de Bernay,
créée en 1929 par des notables et entrepreneurs à l'initiative du maire Alfred
Hébert et du conseiller général Sylla Lefèvre.
La municipalité cède la même année à la nouvelle société le
terrain de la « prairie Gouas » (à proximité du square art nouveau du
même nom), pour y établir un lotissement et remplacer des logements insalubres.
Le projet confié à l'architecte Fernand Rimbert est réalisé en deux phases de
construction de 26 puis 42 logements, accompagnés de 4 boutiques, organisés en
arc-de-cercle et construits dans un style « normand ». Elle bénéficie
aujourd'hui du label Architecture contemporaine remarquable.
Fernand Rimbert (1890-1970), originaire de Neufchâtel-en-Bray,
fit ses études d'architecture à l'école des Beaux-Arts de Paris, dont il sort diplômé
en 1921. Il remporta différents prix dont le Prix de reconnaissance des
architectes américains et le Prix de Rome. Décoré de la Croix de guerre 1914-1918,
Fernand Rimbert conçut plusieurs monuments aux morts rendant hommage aux
combattants de la Grande Guerre, par exemple dans le pays de Bray ou à
Darnétal. Il dessina aussi les plans de logements sociaux, surtout des
cités-jardins dont celles de Thouars (Deux-Sèvres) ou de Bernay.
L'entre-deux-guerres voit se
multiplier les sociétés d'HBM, à l'échelle d'une grande commune ou d'un canton,
qui favorisent les lotissements de logements individuels et familiaux : à
Bernay, Vernon, Gisors ou aux Andelys, mais également dans des bourgs plus
modestes, à Lilly, Pîtres, Gamaches ou Étrépagny. D’autres sociétés ciblent des
publics spécifiques, telles la Société de la « Maison du
combattant », à Verneuil, ou la Société normande des habitations à bon
marché, basée à Rouen, qui construit des HBM pour les militaires des villes de
garnison, à Évreux, à Vernon et aux Andelys.
Cette période active correspond
au vote de la loi Loucheur en 1928 : c'est la première loi de programmation
dans le champ du logement social, prévoyant le financement public sur 5 ans de
260 000 logements, dont 200 000 HBM, pour l'accession à la propriété
ou la location, s'adressant ainsi à une vaste frange de la population. À
l'échelle du pays, près de 2 millions de logements sont construits dans
l'entre-deux-guerres, dont 175.000 réalisés par les acteurs de l'habitation à
bon marché.
Les bombardements de 1940 et de 1944 ont touché près de
38.000 bâtiments, dont plus d'un quart est à reconstruire complètement. Si les
grandes villes ont été particulièrement touchées, comme Évreux ou les Andelys,
des communes rurales ont également été sinistrées.
La reconstruction s'organise dans le cadre fixé par la
délégation départementale du ministère de la reconstruction et de l'urbanisme,
créé en 1944. En bénéficiant, par exemple, du financement des dommages de guerre,
dès fin 1948 un tiers des immeubles détruits est en passe d'être reconstruit.
Sans attendre, afin de permettre un hébergement d'urgence, la
délégation du ministère de la Reconstruction pour l'Eure obtient la réquisition,
pour le compte de l'office départemental HLM, de plus d'une centaine de chalets
alpins en kit, d'origine autrichienne et allemande (marques Liesel et Star). La
moitié est installée à Évreux (notamment dans les quartiers de Saint-Michel et du
Clos-au-Duc), les autres sont répartis sur l'ensemble du territoire, à Louviers,
Vernon, Gisors, Brionne, Nassandres, Beaumont-le-Roger, Bernay et Pont-Audemer.
Prévus pour n'être qu'une solution provisoire, certains de ces chalets étaient
encore occupés au début du XXIème siècle.
La pression démographique des Trente glorieuses est forte. Les
populations des grandes villes comme Évreux, Vernon ou Louviers double sur la
période ; celle du département dans son ensemble augmente d'un tiers. On projette
même, au début des années 60, une population de 80.000 habitants à Évreux pour
1980. L'accent est alors mis sur la construction d'immeubles neufs, qui doit
mêler maîtrise des coûts, rapidité d'édification et modernité.
A Évreux, les urbanistes en charge de la reconstruction de
la ville, dont l'architecte Pierre-Henri Bailleau, identifient le plateau de la
Madeleine comme zone d'extension tant pour des besoins industriels que
résidentiels. La mise en œuvre du projet, par les architectes Legrand, Novarina
et Rabin, bénéficie du nouveau cadre des zones à urbaniser en priorité (ZUP) fixé
par le décret Sudreau de 1958.
Le quartier de la « Grande Madeleine » sort ainsi de
terre, comportant près de 4.500 logements sur 70 hectares, essentiellement des
locations dont une large part intègre le parc social. Le nouveau quartier
compte plus de 6.000 habitants ; employés et ouvriers de la nouvelle zone
industrielle y sont prioritaires. De grandes avenues organisent l'espace autour
d'une vingtaine d'immeubles en équerre, de 3 à 4 étages, et de trois tours de
13 étages, Cette répartition apporte une densité significative de logements
collectifs et rompt avec l'horizontalité des constructions avoisinantes. Des
services de la vie quotidienne sont également implantés sur place : centre
scolaire, gymnase, centre commercial.
Maurice Novarina (1907-2002), ancien élève de l'École
spéciale des travaux publics et de l'École nationale des Beaux-Arts, est un
architecte originaire de Haute-Savoie. Auteur de plusieurs édifices religieux,
il est l'un des acteurs de la Reconstruction dans l'Eure par son action à
Pont-Audemer, et l'un des artisans du développement de la Madeleine à Évreux.
Plusieurs de ses très nombreuses réalisations, surtout dans l'Est de la France,
ont été reconnues par un classement comme monument historique ou le label « Patrimoine
du XXème siècle ».
Adrien Brelet (1900-1990) étudie à l'école des beaux-arts de
Nantes puis à Paris. Il fait partie des disciples d'Auguste Perret, fondateur
de l'atelier du Palais de Bois en 1923.
Après-guerre, il participe ainsi sous sa
direction à la reconstruction du centre-ville du Havre.
Connu également pour la reconversion du quartier Croulebarbe à Paris, il dirige plusieurs projets de ZUP, à Canteleu (1961) et à Évreux (1961-1966).
Avec les grands ensembles, s'ouvre l'ère de la production en série et la généralisation de l’eau courante, de l’électricité, du gaz et de la salle d’eau. La baisse des coûts liée à l'industrialisation de la construction permet d'apporter dans les logements sociaux le confort jusque-là réservé aux plus aisés : les sanitaires, la salle de bains, le chauffage central, l'ascenseur...
Les dessins des jeunes élèves de l’école Maxime-Marchand, en plein cœur
du nouveau quartier de La Madeleine, et les commentaires de l'équipe enseignante en témoignent ainsi au milieu des
années 1960.
S'inscrivant dans la volonté de l'Etat de créer à partir des années 1960 neuf villes nouvelles en France, le projet du Vaudreuil-Ville nouvelle (devenu Val-de-Reuil) visait à accompagner l’aménagement de la région Basse-Seine, polarisée entre Rouen et Paris. L'objectif était d'accueillir à terme 140 000 habitants à l'horizon des années 2000.
Si les résistances locales sont au départ nombreuses (les terrains nécessaires à
l'édification de la ville nouvelle sont pris sur les emprises foncières des
communes voisines), le projet permet de relier le territoire par des liaisons rapides vers la région parisienne.
C'est l'une des plus grandes opérations d'urbanisme sur «
dalle » réalisée en France : cette architecture sur deux niveaux, séparant les
circulations douces et automobiles, doit conforter son attractivité en
proposant une « ville à la campagne ». Le projet conçu par l'Atelier de
Montrouge s'organise autour d'un « Germe de ville », centre-ville doté dès le
départ de commerces et de services au niveau de la population cible. Des zones
d'aménagement concerté sont définies, les unes pour des industries
pharmaceutiques, de chimie et du luxe, les autres pour des quartiers
résidentiels. Les bailleurs sociaux accompagnent la ville nouvelle : la première
tranche du Germe consiste en un programme mixte de 1.400 logements, dont 1.000 sociaux
essentiellement collectifs.
L'absence de l’explosion démographique prévue et les chocs
pétroliers des années 1970 mettent un coup d'arrêt au projet initial. Par
ailleurs, malgré la hauteur limitée des logements collectifs (« à hauteur
d'arbres »), les ménages désirent dès le début des années 1980 des logements
individuels. Cette tendance est aggravée par un vieillissement prématuré des
matériaux utilisés sur le Germe de Ville, qui rend nécessaire une première
campagne de réhabilitation.
Ce tournant symbolique coïncide également avec une mutation
profonde des politiques d'aide au logement. La période est marquée
tout d'abord par la fin de la pénurie de logement : l'effort de construction
des décennies précédentes a payé.
Mais la demande a également évolué. Les
ménages qui ont bénéficié des années prospères des Trente glorieuses cherchent
des logements familiaux, en lotissement, en accession à la propriété :
l'offre des grands ensembles ne répond plus à cette demande.
Le parc eurois est âgé en moyenne de 35 ans et les bailleurs consacrent une grande partie de leurs moyens à son entretien et son amélioration. Les campagnes de réhabilitation sont l'occasion de travailler notamment à la qualité énergétique des logements, au bénéfice des locataires pour qui les factures de chauffage baissent. Les bailleurs peuvent également profiter des chantiers pour anticiper les besoins futurs des locataires, notamment en améliorant l'accessibilité des logements.
Les campagnes de réhabilitation sont également l'occasion d'intervenir sur l'aspect architectural de l'immeuble ou des ensembles de logements réhabilités. Poste Habitat Normandie, dans le cadre d'une réhabilitation menée aux Andelys, a fait le choix de travailler avec l'association Quartier Monde pour réaliser 4 fresques murales sur les immeubles concernés. Les artistes ont travaillé avec les locataires et les habitants de la ville. Cette intervention redonne de l'attractivité au patrimoine social de la ville des Andelys.
Dans le quartier Maurice de Vlaminck à Verneuil d'Avre et d'Iton, SILOGE a fait le choix de la reconstruction "de la ville sur la ville". La démolition de 8 "tours" et "barres" des années 70 doit reconnecter l'image du quartier au reste de la commune de Verneuil d'Avre et d'Iton et gommer son marquage social : construction de logements mitoyens, de petits collectifs, alignement des logements sur la rue, création d'espaces de promenade ainsi que de cases commerciales. Le projet tient compte de l'évolution de la population et vise à élargir le profil des ménages habitant le quartier. Ainsi, des lots à bâtir seront commercialisés et proposés à l'accession à la propriété. 25 logements destinés aux séniors seront également construits sur le quartier pour accompagner le vieillissement de la population, qui bénéficiera de la maison de santé qui va ouvrir sur le quartier.
Les opérations de renouvellement urbain sont comme partout en France symboliques des enjeux globaux de réhabilitation des logements et de restructuration des quartiers.
Dès les années 70, les
"grands ensembles" édifiés dans l'urgence de la reconstruction de
l'après-guerre font face à des difficultés urbaines, économiques et sociales. La
loi d'orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine
(dite loi Borloo, du 1er août 2003), crée une Agence nationale pour la
rénovation urbaine (ANRU) dont l'objectif est de restructurer, dans un objectif
de mixité sociale et de développement durable, les quartiers classés en zone
urbaine sensible.
Dans l'Eure, 6 quartiers ont été concernés : La Madeleine (cette 1ère convention de renouvellement urbain de l'Eure est signée le 5 juin 2005) et Nétreville à Évreux, Les Boutardes à Vernon, le Germe de Ville à Val-de-Reuil, Maison Rouge à Louviers et Europe-Passerelle à Pont-Audemer.
Un nouveau programme national de rénovation urbaine, lancé en 2014, a retenu quatre quartiers eurois : Nétreville à Évreux, le Germe-de-Ville à Val-de-Reuil, Les Oiseaux-Acacia-La Londe à Louviers et Europe à Pont-Audemer.
Au cours des trois dernières décennies, le succès de la maison individuelle en lotissement à destination des classes moyennes en périphérie des villes a eu un impact direct sur les dynamiques démographiques et spatiales : de nombreux centres-bourgs et centres-villes perdent de la population au profit des communes limitrophes. Les bailleurs participent à la fabrique de la ville aux côtés des communes et des autres professionnels de l'habitat. À Grand Bourgtheroulde, le Logement Familial de l'Eure s'est associé à un promoteur pour construire une résidence de près de 60 logements en plein centre-bourg. Un bâtiment de 28 logements est aujourd'hui loué par le bailleur social tandis que l'autre a été vendu à des investisseurs.
Les bailleurs peuvent également accompagner le développement de nouvelles activités dans les centres-villes et les centres-bourgs. En lien avec La Poste, Poste Habitat Normandie a acquis 4 bureaux de poste sur les communes d'Étrépagny, de Broglie, de Saint-Sébastien-de-Morsent et de Verneuil d'Avre et d'Iton. Ces nouveaux espaces ont pour principale fonction de participer à l’animation et à la structuration des liens sur le territoire. Pour chacun de ces sites, l'opération permettra :
- De maintenir l'activité postale ;
- De créer des logements locatifs sociaux, notamment à destinations d'artistes ;
- De mettre à disposition des espaces dédiés aux activités culturelles (ateliers…), à travers la requalification des espaces anciennement dévolus aux centres de tris.
Les bailleurs sociaux sont également acteurs pour offrir des logements abordables à certains publics spécifiques : foyers de jeunes travailleurs, résidences autonomie, résidences inter-générationnelles, pensions de famille, etc.
Ainsi, à l’emplacement d’un foyer pour personnes âgées ne répondant plus aux normes d’accessibilité et contenant de l’amiante, Mon Logement 27 a bâti une nouvelle résidence pour seniors comptant 23 logements autonomes. Conçu avec des aménagements spécifiques prenant en compte les contraintes liées au vieillissement, ce programme allie mixité des fonctions (logements, bureaux, micro-crèche) et performance environnementale (construction d'un bâtiment à énergie positive).
Environ un tiers des communes de l'Eure ont du parc social. Les situations sont cependant contrastées, de quelques logements pour les petites communes à 30% du parc des résidences principales à Vernon, 40% à Évreux ou encore plus de 70% à Val-de-Reuil. La répartition de ce parc est issue de l'histoire et notamment de la sur-représentation du logement social dans les grands ensembles conduisant à un nombre important de logements sociaux dans les communes concernées.
Le parc de logements sociaux eurois est constitué aux 2/3 de logements de 3 et 4 pièces, en lien avec le nombre moyen de 3,3 personnes par ménage en 1968, époque à laquelle la majorité des logements sociaux ont été construits. Cependant, l'évolution démographique (familles monoparentales, vieillissement de la population), conduisant à la baisse du nombre de personnes par ménage (2,3 en 2018) fait évoluer la demande, vers de plus petits logements. Si la création de nouveaux logements sociaux cherche à corriger ce décalage en privilégiant les petites surfaces, elle a du mal à peser immédiatement sur le parc existant.
Les élus du Conseil Départemental ont adopté le 7 janvier 2022 le 3ème Plan Départemental de l'Habitat de l'Eure. Actualisant les principaux enjeux en matière d'habitat, le plan dessine les grandes orientations stratégiques pour les 6 prochaines années : poursuite de la réhabilitation des logements, notamment sur le volet énergétique, et construction modérée et ciblée sur certains secteurs et certains publics. Le Département va ainsi organiser des réunions inter-bailleurs pour construire ensemble des réponses aux besoins des différents publics (jeunes, familles, seniors, personnes handicapées, publics en situation de précarité…) adaptées aux spécificités territoriales de chaque intercommunalité.
Conception et textes : direction des Archives départementales et Direction de l'aménagement du territoire (Département de l'Eure)
Photographies : nous remercions les bailleurs sociaux qui nous ont permis de présenter certaines photographies issues de leurs fonds dans cette exposition.